Accordez-moi

A toi de jouer !

Un jeu entre nos mains

Le jeu de cartes est un bon moyen pour passer le temps quand il n’est pas au beau fixe.

Jeu de bataille, jeu du solitaire, jeu de poker, belote rebelote et dix de der ! La vie distribue ses cartes. Le joueur les prend comme elles viennent : jeu de chance, jeu de guigne, jeu de hasard, jeu de calcul, atout, faiblesse. Le jeu est battu. Les cartes sont en mains.

Jeu sur table.

Juan rentrait tous les soirs vers 19:30. Il posait son chapeau sur le porte manteau, puis il se recoiffait devant l’armoire à glace de l’entrée. Ma grand-mère Juliette, qui était sa femme, passait par hasard devant lui avec à la main un légume à éplucher ou un verre à ranger. Elle recevait le baiser frontal de mon grand-père, puis il allait chercher su juego de naipes usée par le temps et les parties houleuses de brisca, de ronda ou de mesa. Il s’installait sur la table de la salle à manger et jouait jusqu’à ce que Juliette l’appelât pour cenar chorba le plus souvent.

Ce soir là, il soupire. Le bruit cliquetant des années passées à l’usine d’emboutissage des boîtes de sardines résonne parfois jusqu’au coucher et plus longtemps encore. Il s’assoit dans un soupir semblable au premier et étale ses cartes.

Tres de oros, quatro de bastos, dos de espadas y sota de oros !

La partie a commencé bien avant, sur le plateau Saint-Michel aux abords du Village Nègre. Juan avait pour parents deux émigrés espagnols de Roquetas et de Berja, qui ont fui la misère de leur Andalousie natale pour trouver la pauvreté dans les nouvelles terres françaises pleines d’espoir et de xénophobie, à Oran la radieuse.

Uno de copas.

Comme il était le dernier né des Juan de son quartier les gens l’ont appelé Juanito.

L’école Républicaine l’a accueilli jusqu’à ses douze ans. Pour Maria et Antonio c’était suffisant car il parle bien français. Il est l’enfant des trompettes de la revanche où il porte avec fierté le drapeau du club.

Sur le plateau, il est connu comme celui qui a un trinero de madera, et sa réputation d’honnête enchanteur, l’amène à transporter les marchandises d’un commerçant à un autre, les colis d’un voisin à la gare, et même quelques babioles de la gare aux marchands. Ce manège vertueux lui rapporte quelques Francs Algériens qu’il dépose chaque soir avec une fierté confuse, sur la table familiale.

Rey de oros.

C’est après la grande guerre qu’il peut s’acheter un burro et une nouvelle carriole. Les casiers de Selecto vont bon train de la gare aux cafés de la rue des Figuiers, ceux de la rue d’Arzew et encore ceux de la place d’Alger.

Au 14 boulevard National il rencontre Juliette. Fille de Geronimo Francisco Stanislas Santander et de Melchora Maria Lopez, elle est d’une famille connue puisqu’ils sont l’oncle et la tante de Juan.

Avec cette évidence ils se marient. Gabriel dit Gaby, Jeanne qu’on appelle Jeannette, puis plus tard Lucien en 1932, sont les trois enfants qui animent ce foyer où l’on parle français à table et arabe et espagnol dans la rue.

Son fourgon tiré par ses deux chevaux remplace dès lors l’âne et sa carriole.

La radio de Juan vibre tous les soirs dans le patio. L’unique radio à cette époque donne une atmosphère de cantou méditerranéen autour d’une kemia partagée.

Mais sa grande fierté est son premier camion à moteur et ses 4 ouvriers recrutés au Village Nègre.

Il est pendant quelques semaines le premier déménageur motorisé d’Oran !

En 1937, il conduit l’un des trois camions neufs de sa société de déménagement qui comprend 9 ouvriers et 2 chauffeurs.

Il sourit et tire une carte de son jeu.

Caballo de bastos.

Le 3 juillet 1940, Juliette prend Lucien par la main pour l’écarter de la fenêtre. Des avions anglais, dans un bruit assourdissant mais assurément lointain, tournoient au dessus du mont Aïdour et du fort de Santa-Cruz.

Ce jour-là, Mer-el-Kebir devient le tombeau de la marine française et de 1295 morts.

Le 4 juillet les camions de Juan sont réquisitionnés pendant plusieurs semaines pour le transport des restes de ces marins sacrifiés sans presque combattre. Dans cette bataille qu’il ne comprend pas, Juanito y perd son être.

L’odeur de l’horreur s’incruste à jamais dans le bois des fourgons et dans l’âme de Juan.

Son sourire charmeur disparaît avec ses illusions.

L’usine de boîtes de conserve lui ouvre ses portes. Il referme définitivement celle de sa réussite.

Ses mains tremblent. Il prend un grand souffle pour mieux respirer.

Quatro de espadas.

« Julieta ! Traeme el anisete con kemia »

Juliette met dans une assiette quelques sardines à l’escabèche, des fèves aux cumins dans une autres. Elle attend que la calentica qu’elle vient de mettre au four soit cuite. Elle mettra au dernier moment la bouteille carré d’anis des frères Gras, avec l’eau fraîche et un verre.

Gaby n’a pas donné de nouvelles depuis la semaine passée. Ça commence à faire long ! elle l’appellera ce soir avant le repas.

Pierrot lui, a amené Jeannette comme à peu près tous les jours, avant d’aller travailler. Elle reste assise à discuter puis elle repart après le déjeuner . Elle n’aime pas voir sa mère seule, et elle n’aime pas être seule.

Lucien devrait appeler d’Alger ce soir. Peut-être demain soir, mais il va appeler c’est sûr ! Il appelle de la caserne Maison Carré. À moins qu’il ne joue à un défilé à tataoued les églises ?

« Julia ! »

« Espera un momento Juan por favor ! »

Le levain de la veille est prêt pour l’harira. Ils se mettront à table vers 22:00. Encore cinq minutes pour la calentica… y ya’sta.

La bouteille transparente et carrée trône au milieu de sa cour d’assiettes. L’eau fraîche suivra la procession.

Juliette dépose le plateau tout près du jeu de carte étalé. Elle ramasse el Rey de espada tombé au sol. La place du joueur est vide : Juan fatigué d’attendre sa Kemia, se repose sur le divan. Un repos certainement mérité. Un repos qui arrive trop tôt.

Comme prévu elle appellera Gaby et Lucien. Elle espère avoir la force d’appeler Pierrot et Jeannette mais il faudra !

Un soir ordinaire à 56 ans, Juan est entré dans la légende familiale au milieu d’une partie de cartes inachevée.

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